27.3.06

Madeleine / Sarah (3)


C’est arrivé brutalement, sans signe précurseur. Marie l’a vu porter la main, là haut vers le cœur et il a eu le temps de dire:

-J’ai mal

Elle l’a aidé à traverser la pièce et il s’est étendu sur le lit pendant que quelques gouttes de sueur commençaient à perler sur son front.

Elle a averti immédiatement le docteur, un voisin connu de longue date qui est rapidement arrivé sur place. Après un bref examen, il a fait appel à une ambulance pour un transport immédiat à l’hôpital de la ville.

-Ne t’en fait pas, André, tu vas être bien soigné, je te fais une piqûre, tu vas voir, tu vas te sentir mieux

Et c’est vrai que l’effet s’en est rapidement fait sentir et il a fallu que le docteur aussi ami de la famille, fasse preuve d’autorité pour qu’André veuille bien rester tranquillement sur le lit

L’ambulance s’est présentée rapidement et est partie vers l’hôpital le plus proche

Jacques, le fils de Marie et d'André, tout de suite prévenu, est arrivé sans tarder accompagné de son épouse, Catherine

Pendant ce temps le médecin avait averti Marie que le cas était sérieux et que le coeur d'André présentait de sérieux signes de fatigue mais qu’à l’hôpital, on saurait lui en dire plus

Jacques et Catherine aidèrent Marie à rassembler quelques affaires et ils se mirent immédiatement en route

Dès leur arrivée dans la chambre où André reposait, ils constatèrent que déjà on lui avait branché des tas de tuyaux en divers endroits du corps. Sa respiration semblait régulière et il avait les yeux clos

Le professeur en charge ne leur cacha pas ses préoccupations quant à la suite des événements. Marie s’installa donc à ses côtés, y compris pour la nuit à venir

L’après midi, Jacques et Catherine revinrent avec leurs enfants: Soléne et Louis, ceux là même dont leur mère disait que du sang d’Attila devait courir dans leurs veines mais qui, probablement impressionnés par les lieux et le silence et l’immobilité de leur grand père se tinrent exceptionnellement tranquilles

Vers 15 heures, André ouvrit subitement les yeux. Marie d’un geste tendre lui caressa le front. Ce geste lui fit tourner la tête et il regarda dans sa direction:

-Sarah, dit il d’une voix nette que tous les présents purent entendre

-Sarah répéta-il encore une fois en la regardant droit dans les yeux

Elle ne parut pas surprise, elle saisit sa main et il sembla aux assistants qu’il lui répondait d’une pression faible mais cependant visible

A la surprise générale, souriant à demi, elle prononça ces paroles incroyables pour tous ceux présents:

-Oui, je suis Sarah, je suis avec toi, encore et toujours. Reposes toi, André. Bientôt il sera l'heure d'aller à l'école

Sa tête sembla s'enfoncer un peu plus dans la profondeur de l'oreiller et en se refermant ses paupières écrasèrent deux larmes que sa femme laissa rouler jusqu'à la commissure des lèvres où enfin, d'un geste léger, elle les lui essuya.

Il mourut le lendemain matin même.

C’est l’infirmière de garde qui réveilla Marie qui avait fini par s’endormir, sa main toujours dans celle de son mari.

-C’est fini, lui dit elle simplement

Marie dégagea sa main de celle d'André et lui lissa une mèche de ses cheveux d’un air absent. Se reculant dans son fauteuil, elle le regarda longuement comme pour imprimer à jamais ses traits dans son esprit

Les jours qui suivirent furent ceux des lendemains d’une mort, entre inévitables formalités, arrivées de membres de la famille ou d’amis, un tourbillon d’activités futiles ou importantes avec, au milieu, tout le poids humain de ce corps définitivement inerte

Selon la coutume, un repas réunit tous les proches à l’issue de l’inhumation.

A la fin du repas, Marie réclama le silence en tapant légèrement sur le bord de son verre.

Tous se turent se demandant ce qu'elle avait à dire mais se doutant qu'elle aborderait l'emploi de ce prénom étrange que le défunt avait employé et qui furent ses dernières paroles sur cette terre.

Elle demanda à Soléne et Louis de venir à ses cotés pendant que le silence s’établissait autour de la table familiale

-Je sais que vous avez été surpris d’entendre votre père et grand père dans un dernier instant de lucidité utiliser un prénom qui n’est pas le mien.

Nous avons ensemble, lui et moi, et voici bien longtemps, vécu de drôles de choses à une drôle d’époque où nous fûmes nous mêmes parmi bien d'autre enfants des enfants perdus dans un monde perdu.

Alors, écoutez moi bien et surtout vous, les plus jeunes!

Je vais vous raconter cette histoire où se sont croisés des destins différents pendant un trop bref répit que la vie leur accorda et avant qu'ils ne partent vers leur anéantissement.

«Ils arrivèrent tous les deux en ce printemps de 1942.

En avril, ou plus certainement en mai car les fenêtres des classes étaient ouvertes ce jour là pour laisser entrer ces premiers vrais rayons de soleil de l’année tellement bienvenus après un hiver long et rigoureux…

Ce fût à la suite de Monsieur Millet qu’ils firent leur entrée. Le garçon, l'aîné, tenant par la main une brune et frêle fillette

A l’arrivée du directeur, tous les enfants s’étaient levés et regardaient avec curiosité dans la direction des deux inconnus…»


Mais cette histoire vous la connaissez déjà, n’est ce pas? Vous en connaissez tous les protagonistes et vous en savez la terrible issue même si on n'a jamais exactement su ce qui leur est arrivé, à se demander s'ils sont, en réalité, tous les deux passés sur cette terre ces deux enfants qui ensoleillèrent pendant quelques trop courts mois la vie de ce village de la campagne française.

C’est cette histoire que ma mère nous a raconté en ce jour où nous avons porté mon père en terre et j’ai bien l’intention de la raconter à nouveau à mes propres enfants lorsqu’ils seront plus grands pour qu’ils puissent la raconter à leur tour à leurs futurs enfants.

Je la leur dirai pour que ne disparaissent pas encore tout à fait deux frêles et fragiles silhouettes qui se sont diluées dans les brumes de ce lointain mois de novembre dans ces années couleur de cendre et de plomb.

Et je leur dirai comment les rires d'une petite fille dont les rires escaladaient le ciel ont continué inlassablement à tinter, jusqu'au jour de sa mort, aux oreilles d'un garçon devenu un homme et qui fût leur grand père

Claude
Bretagne 2006

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Oui, il faut la leur raconter bien sûr. Les histoires de nos familles sont l'une des choses qui font que l'on se sent appartenir à une famille, que l'on reçoit comme un trésor de vies les existences de nos aïeuls. Et certaines histoires sont particulièrement fortes...
Des bisous

Anonyme a dit…

Quel beau récit avec juste ce qu'il faut de mélancolie, d'émotion ...

claude a dit…

>Véro, ne rien oublier dans ces temps où la barbarie est encore si présente partout...
Bisous
>Madeleine, ce n'est peut être pas un hasard si ce récit utilise ces 2 prénoms si différents;-)

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