11.3.07

Les racines du ciel




Nous avions, elle et moi, 12 ou 13 ans. Je la voyais arriver de loin traversant la grande prairie en pente qui descendait doucement vers le champ des Meurtiaux et où solitaire trônait un antédiluvien poteau électrique.
Elle courait en descendant le champs en esquissant de ci de là quelques pas de danse, un de ces pas improvisés que les petites filles doivent avoir inscrits dans leurs gènes et qui les font se projeter l’espace d’un bref instant entre terre et ciel comme l’image furtif de la grâce personnifiée
Nous avions 12, 13 ans et j’étais gardien de vache amateur quoique très pénétré du sens de ma mission.
Elle venait vers moi en dansant, c’était mon elfe des champs et elle avait pris le temps de cueillir quelques fleurs le long du chemin creux qui a disparu depuis: Des fritilaires, des lupins et des dents-de-chiens. C’est elle qui m’a appris tous ces noms étranges parmi bien d’autres et dont je me souviens encore si longtemps après.
Sa grand mère les lui communiquait ces mots et tout le monde au village le savait bien qu'elle était experte en matière de simples et peut être un peu sorcière en prime, mais ça, gardez le pour vous...
Et dans les poches de son tablier, elle ramenait des pommes ou des pommes de terre chapardées à la cuisine familiale.

J’avais préparé le feu à l’abri d’un vieux chêne poussé de travers sur le talus du champ où paissaient les vaches
La terre alors nous appartenait, elle était vraiment mon alter-ego, mon autre moi-même avec les traits gracieux d’une ravissante brunette, je soupçonne d’avoir été réellement amoureux d’elle.
Je sais que les battement de mon coeur s’accéléraient à son approche et j’ai encore la douceur de ses paumes sur mes yeux quand elle s’approchait doucement de moi et que je faisais semblant d’être surpris et je citais un tas de noms différents avant de finalement prononcer le sien.
Alors, elle me délivrait de la douce prison de ses paumes et l’espace d’un instant, je devais avoir l’air d’un hibou, tout étourdi à l’irruption d’une lumière soudaine
Elle était mon elfe des champs et des prairies et je crois aujourd’hui encore qu’elle avait des pouvoirs extraordinaires et des relations avec la nature que je n’ai pas totalement compris

Un jour où elle avait un bouquet de fleurs sauvages à la main, elle s’est arrêtée devant un de ces chênes tout courbés, au tronc noueux et tourmenté, ce chêne même où nous faisions notre feu dans le creux d’une de ses racines apparentes. Elle s’est retournée vers moi et a mis un doigt devant la bouche pour me demander le silence
Surpris, je me reculé pour la voir agir.
Elle-même s’est reculée et devant le chêne vénérable, elle a fait une grande révérence, un geste large où le bouquet de ses fleurs a balayé l’herbe du champ, elle s’est avancée et a déposé sa tache de couleur au pied de l’arbre. Puis, lentement, sans le quitter des yeux, elle a repris sa position initiale et lui faisant toujours face, elle a étendu ses bras en croix
Je sais, j’ai eu la berlue, j’ai été la victime d’une illusion d’optique.
Oui, je sais tout ça, y compris le fait que j’embellis mes souvenirs ou que j’invente tout simplement mais croix de bois, croix de fer, si je mens alors j'irai en enfer.
Croyez le ou pas, que m’importe! Mais j’ai vu imperceptiblement le tronc se pencher vers l’avant, j’ai vu un mouvement des branches, mouvement qui n’était pas du au vent tout à fait calme ce jour là
Dressée face au chêne, toujours bras grands ouverts, elle a prononcé quelques paroles ou plutôt psalmodié quelques phrases, des sons rauques et gutturaux, une langue bizarre qu'elle s'était inventée ou alors qui lui venait de bien ailleurs. Comment savoir?
Pétrifié, quelques pas en retrait, j’ai assisté à un spectacle qui aujourd’hui encore est resté profondément gravé dans ma mémoire et qui continue à me troubler.

Il m’a semblé qu’elle avait grandi de plusieurs centimètres et quand elle s’est retournée vers moi, pour la première fois, j’ai remarqué le vert de ses yeux, profonds, insondables, un vert des feuilles de la forêt, un vert des champs quand se lèvent les semailles mais son regard était perdu vers l’intérieur, loin de nos jeux et de nos balbutiantes amours commençantes.
Son visage si familier n’était plus tout à fait le même, ni plus jeune ni plus vieux, autre tout simplement
Puis elle m’a regardé comme surprise par ma présence en ces lieux, elle a doucement laissé retombé ses bras le long de son corps
Elle m'a semblé si fatiguée soudain que j'ai fait un pas vers elle mais elle m'a arrêté de la main, elle a pris quelques pommes de la grande son tablier et, sans dire mot, s’est accroupie devant le feu pour les soumettre à sa cuisson

Nous n’avons jamais reparlé de cet épisode et pourtant les vacances scolaires nous ont rapprochés à plusieurs occasions
Quelles paroles a-t-elle prononcées ce jour là, qu’a-t-elle fait dans son acte d’allégeance à l’arbre de la haie, que lui a-t-elle murmuré pour qu’il lui réponde de cette manière?

Que savons du royaume de l’enfance, qu’en savons nous vraiment de ce monde où des petites filles font s’incliner des chênes et je vous interdis de vous moquer ou de secouer votre tête d’incrédulité, vous autres, gens de peu de foi et oublieux des mondes mystérieux où peut être votre propre enfance vous entraîna un jour mais que vous avez bien pris soin de cacher, y compris de vous-même, dans un recoin perdu de votre mémoire infidèle

Elle vit aujourd’hui dans une vallée perdue du Colorado où elle sculpte de ses mains des troncs que lui abandonnent des bûcherons locaux. Elle crée de ses mains des formes douces et voluptueuses où les arbres, ses amis, paraissent revenir à une autre vie
J’ai même vu un reportage sur elle dans un journal local trouvé sur internet, «The French lady in the lost valley», c’est comme ça que le journaliste avait titré son article
Pour ma part, quand il m’arrive de remettre mes pas dans ceux de ma propre enfance, je sais où se trouve le champ où, calmes, paissaient les vaches mais les chemins creux pour y accéder ont été comblés lors du dernier remembrement et le poteau électrique solitaire dans le pente de la prairie a du être abattu quand à cet endroit on a décidé de construire quelques maisons.

Claude

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Tu vois bien que tu sais ce qu'est d'avoir été amoureux... ;)
Tu as rencontré un elfe, un ange, une fée ? Quel beau souvenir...
Tu sais que tu écris vraiment très bien ?

claude a dit…

Les trois, mon général ;-))
et merci du compliment et un gros bisous pour la peine...

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