Monde de couleurs et d'images, monde sans cesse le même mais toujours recommencé et que je vous convie à parcourir en ma compagnie avec le vent pour compagnon à nos semelles
9.11.06
Chemin de vie
-Il est de ces après-midi comme ça. Des moments privilégiés, mis entre parenthèses et qu’on garde comme ça dans un coin de mémoire comme un souvenir qu’on chérit tout au long de son chemin de vie
On avait 15 ans elle et moi. 15 ans et l’insouciance de ces âges là. On descendait ensemble le long sentier qui serpentait entre des souches d’arbres abattus ou morts de vieillesse, entre les racines autour desquelles des bêtes diverses avaient creusé leur terrier. On l’entendait de loin la rivière, un bruit insistant et frais qui participait à notre course de plus en plus nettement
Elle savait prendre les truites à la main. J’ai essayé de faire comme elle et elle a essayé de me montrer, je n’y suis jamais arrivé.
Sa concentration extrême me fascinait comme me fascinaient ses gestes incroyablement précis. A cette époque la rivière traînait des herbes aquatiques comme d’immenses voiles verts en dessous desquels s s’abritaient des vies dissimulées et discrètes comme les truites parfaitement sauvages, elles, à cette lointaine période et non des spécimens relâchés d’élevages spécialisés et tout effarés de devoir se mouvoir dans les courants de la rivière maintenant agonisante
Elle était brune et mince. Ses jambes musclées et bronzées me fascinaient elles aussi.
Lorsqu’elle avait réussi à prendre une truite, elle brandissait sa prise frétillante d’un geste victorieux au dessus de sa tête avec sur son visage une expression de bonheur absolu. Comme je l’ai dit, je n’ai jamais réussi à pouvoir faire comme elle et j’en ai conçu un grand sentiment d’intense frustration
-Je l’appelle la bête. Elle va commencer à bouger, je le sens, je le sais, c’est son heure préférée, celle des après-midi quand les instants qui passent sont faits d’interminables vacuités et qu’elle en profite pour s’installer et en prendre à ses aises mais elle aime aussi ces longs moments noirs de mes nuits insomniaques.
Elle s’installe en commençant par le bas du dos et elle monte par étapes successives vers ce lieu où elle a son origine. C’est là qu’elle prend ses aises et s’étire. Je sais que chacun de ses mouvements va devenir de plus en plus insupportable, qu’elle va occuper chaque centimètre carré de mon être intime pour le transformer en souffrance à l’état pur.
Heureusement les techniques modernes permettent de pouvoir l’apaiser pour un temps cette douleur, j’ai ce tuyau qui me perce le bras et il suffit d’un geste, d’un simple geste pour que le liquide salvateur se répande dans mes veines et la force à abandonner de sa superbe et son travail de démolition l'abominable bête qui habite mon corps pratiquement à temps plein
Alors, elle consent enfin à reculer mais je sais qu’elle n’est jamais très loin, qu’elle ne dort que d’un œil, prête à profiter du moindre relâchement de ma part et de la disparition d’effets de ce liquide qui parvient pour un temps à lui faire lâcher prise
Je vais entrer ensuite dans un monde cotonneux, un monde où tout s’assourdit, les sons, les odeurs les gestes, je vais rentrer dans un monde inconsistant, ouaté et que je déteste même s’il m’est devenu indispensable si je ne veux pas être que douleur et rien d’autre.
-Nous avons 15 ans et ses parents sont venus passer leurs vacances dans la grande maison proche de la notre. Sur le chemin du retour, nous ramasserons des châtaignes que nous ferons cuire avec ses truites directement dans l’âtre de sa maison ou de la mienne et comme d’habitude on s’amusera des ombres qui courent sur les murs
Cet après midi là, elle s’est immobilisée brusquement en haut de la montée et elle a mis un doigt sur sa bouche pour m’imposer le silence. A notre droite, sur le chemin qui mène à la ferme, elle m’a fait voir la renarde à l’affût d’un mauvais coup dont pourrait bientôt être victime une poule du paysan d'à-côté. Sentant notre présence, la bête a tourné la tête dans notre direction, son regard a croisé les nôtres et elle s’est éloignée sans hâte et a disparu bientôt au bout du chemin herbu
C’est à ce moment là que ma compagne s’est brusquement retournée vers moi et a appuyé ses lèvres sur les miennes. Pendant un court instant, un trop court instant, j’ai pu en éprouver la douce et ferme élasticité de cette bouche sur la mienne. J’ai gardé en moi, bien protégés comme un bien précieux, cette fraîcheur et cette brûlure mélangées en dépit des années passées.
Mais en même temps, j’ai vu dans son regard passer un effroi absolu comme un nuage d’orage qui vient obscurcir un ciel jusqu’alors serein. J’ai senti ses yeux verts me pénétrer puis elle a secoué la tête, s’est détournée et a poursuivi vers la maison.
Je n’ai rien osé lui demander et le soir quand nous nous sommes retrouvés, cette lueur inquiétante avait disparu ne laissant place qu’à l’émerveillement d’un feu qui vit et crépite et allume d’éphémères étincelles tout au fond de pupilles apaisées
-Je paie la note de toutes les cigarettes fumées, l’une après l’autre. Je savais les risques encourus mais j’ai voulu rêver en admirant les élégantes volutes de fumée s’élevant devant mes yeux, j’ai éprouvé aussi de l’apaisement à sentir la nicotine venir combler mon vide existentiel. J’avais été prévenu, je pais la note. Quoi de plus naturel en somme ?
-Elle avait posé ses lèvres sur les miennes d’un mouvement spontané et totalement inattendu. Elle avait planté ses yeux dans les miens et je ne sais pourquoi j’avais cru y lire, mélangé à la peur une infinie tristesse.
Elle avait des yeux étirés aux coins comme ceux d’une renarde, comme celle que nous avions brièvement observée à l’affût pour se saisir d'une poule du voisin, des yeux intenses, mouchetés de vert et de gris et j’aurais aimé que pour toujours s’arrête le temps pour pouvoir m’y poser et n’en jamais revenir…
Les vacances se sont terminées peu après, le temps s’est soudainement gâté et ne nous a pas permis de revenir à nos chasses, nos pêches et à nos émois adolescents.
Ce matin là, elle est entrée dans la voiture de ses parents. Avant, on s’est gentiment embrassés sur les joues et nos bouches ne se sont même pas effleurées.
La voiture a démarré et juste avant le virage pour prendre la grande route, son père, au volant, a brièvement klaxonné. J’ai cru voir une main se lever à l’arrière du véhicule et à tout hasard, j’ai agité la mienne et après il n’y a plus rien eu. Le chemin était devenu désert et je venais de tourner une page de ma vie...
J’ai su qu’elle avait commencé de brillantes études dans son lycée parisien. Nous avons correspondu à diverses reprises, quelques lettres, des cartes postales d’autres vacances à l’autre bout du monde et celles des vœux ou des anniversaires. Et puis, progressivement le silence s’est fait. Une dernière fois, j’ai reçu une lettre des Etats-Unis où son père s’était établi. Et puis plus rien, la vie s’y entend bien pour ainsi laisser insidieusement s’établir les ruptures comme si de rien n’était même si, pour l’oubli complet, c’est parfois une toute autre histoire.
-Au rez-de-chaussée de l’établissement où je suis, une jeune personne vend des journaux et des livres et il m’est arrivé de descendre en ces lieux pour feuilleter et acheter quelques revues ou un document quelconque
Ce matin là, mon regard s’est posé sur un livre, une couverture blanche, très sobre et un titre qui a attiré mon attention « Chemins de vie », je l’ai pris dans la main pour en regarder quelques pages comme j’aime parfois à le faire
C’es alors que la vendeuse qui me connaît bien maintenant m’a interpellé
-Il vous intéresse ce livre ? Savez vous que l’auteur a fait partie de notre maison pendant quelques années? Elle a même été chef du service où vous êtes actuellement, elle a écrit ce livre juste après avoir cessé ses activités, elle vit maintenant en province je crois
C’est alors que j’ai retourné le livre. Et je l’ai vue sur la quatrième page de couverture, c’était bien elle, entourée de ses parents qui, chacun, lui avait mis une main protectrice sur ses épaules
C’était elle, ma brune et mince adolescente de ces lointains temps là, ma sauvageonne aux yeux verts et aux jambes bronzées.
C’était elle, assise sur ce muret que je connais bien et qui existe encore devant cette maison où elle avait passé ses vacances.
C’était elle qui me revenait ainsi à l’improviste et en pleine figure dans cet après- midi insipide et gris dans cette clinique spécialisée dans les traitements anticancéreux et alors que j’avais encore pu rassembler quelques forces pour me frotter au monde des vivants
J’ai acheté ce livre et je suis remonté à l’étage aussi vite que je l’ai pu, je l’ai mis dans le tiroir de ma table de nuit.
Je ne l’ai pas lu, je ne le lirai pas mais quand j’emprunte ce long couloir barré au loin d’une lourde porte qui barre mes horizons, ce couloir obscur dans lequel je pénètre de plus en plus profondément, ces incursions m’effrayent moins et je m’y engage avec une certaine sérénité
C’est que j’y chemine en sa compagnie car elle marche avec moi, je le sais, je le sens et il m’arrive d’entendre sa voix qui s’élève et rebondit en se mêlant à ce murmure d’eau qui éclabousse les roches semées dans le lit de la petite rivière.
Et je regarde souvent cette photo et je la regarde, elle, avec une mèche de ses cheveux légèrement soulevée par le vent et qui lui retombe sur le front et je contemple aussi ce logo imprimé en bas de page, cette représentation d’un renard qui est celle de cette maison d’édition qu’elle a choisi pour y faire publier ses lignes écrites par elle dans ce livre qui est celui en fait de nos chemins de vie où nous nous retrouvons enfin à l'aube de ma mort
Claude
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5 commentaires:
Tu as décidément une très belle plume. On a parfois du mal à faire la part entre la fiction, le rêve et la réalité, mais c'est toujours superbe à lire ;-)
Et si fiction, rêve et réalité n'étaient en fait qu'une même et unique chose prise à des moments differents, hein, Véro, qu'est-ce que tu en dis?
Je n'aime que les rêves conscients. Ceux que je fais en dormant (quand je dors un peu) m'épuisent.
Je t'embrasse
Alors tu l'aime bien quand même ma petite histoire?
Je t'embrasse, Ambre
PS; Tu ne sais pas attraper les truites à la main par hasard?
vi en effet
comment dire, le pire et le meilleur réunis. ben j'ai pas aimé. du tout.
en plus je l'avais déjà lu ce texte, et oublié. j'aime pas l'idée que ce soit vrai. je parle du pire
bisous
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