20.9.06

Souvenirs


Le livre s’appelle Inuk, je me rappelle bien.
Sur la couverture, on voit un esquimau sur fond de banquise avec, à l’arrière plan,un traîneau et des chiensÇa s’appelle Inuk, ça veut dire homme en langue esquimaude.
C’est un livre que j’ai gagné en CE1 ou 2 en récompense du travail fourni
pendant l’année scolaire et ça décrit les aventures d’un missionnaire sur la
banquise canadienne.
Il faut dire que ma mère m’a inscrit dans un collège tenu par des frères et
on récompense les bons élèves dont je suis avec des livres écrits de
préférence par des religieux
Je lis ce livre en boucle. C’est le seul livre présent à la maison. J’ai
coupé une à une avec un couteau de cuisine les pages attachées ensemble et
aux découpures irrégulières sur la tranche, on peut mesurer ma hâte à
pouvoir passer à la page suivante

Je sais que tôt ou tard, sa colère va éclater. Pour des motifs les plus futiles le plus souvent, la viande est trop cuite ou pas assez, par exemple.
Et c’est ça qui me terrifie, cette soudaineté des accès de colère.
Je regarde furtivement ma mère, espérant un mot, un geste de sa part. Mais elle n’en fait rien, elle abonde dans son sens en s’ingéniant à le calmer et je lui en veux de cette attitude

J’ai appris des mots d’Esquimau et je suis devenu expert dans la façon de préparer les chiens pour partir sur la banquise. Je sais que là-bas, les jours durent 6 mois et que les nuits ont la même durée.

Il va laisser sa chienne venir lécher son assiette et ça, je ne peux plus le
supporter et je voudrais que ma mère lui dise que ça n’est pas distingué.
Distingué, c’est le mot qu’elle emploie pour décrire l’inspecteur de la société qui l’emploie quand il vient pour faire l’inventaire de l’épicerie dont elle est la gérante
J’aime bien quand cet homme vient, d’abord parce qu’il est en effet distingué. Il porte même une cravate, c’est dire. Et puis ce jour là, l’autre ne va pas se mettre en colère. Au contraire, il sait faire des efforts pour bien se tenir. Il se rase de près et il lui arrive de me passer la main dans les cheveux mais je n’aime pas beaucoup ça

J’ai relu à plusieurs reprises le chapitre qui explique comment les Esquimaux font face à la mort. Quand ils sentent que sa fin est proche, celui qui sait qu’il va mourir sort tout simplement et s’assoit sur la glace. Je suis impressionné et j’espère qu’il ne se trompe pas, que c’est bien le moment pour lui ou elle de quitter cette terre parce que, un fois assis, dans le froid de la banquise, plus moyen de faire marche arrière et personne ne viendra le secourir.

On n’habite pas très loin de la mer et s’il fait beau ce dimanche, on va prendre la vieille voiture d’avant guerre et embarquer cette étrange assemblage qu’il a fait pour servir d’abri sur la plage. Il a teint l’ensemble en vert pomme, ce sont des morceaux de toile de sacs à pomme de terre et il les a tendu sur un système compliqué de montants en bois.
Dès qu’il y a un peu de vent, l’ensemble s’écroule évidemment et j’ai l’impression que tous les gens présents sur la plage se marrent et se moquent de nous.
C’est pourquoi je m’installe le plus loin d’eux, qu’on ne pense pas que je
suis avec eux.
Je suis un petit garçon venu tout seul sur le sable, et je ne connais pas du
tout ceux là qui s’ingénient à remonter leur ensemble branlant de toile
de sac de pommes de terre peints en couleur vert pomme, cet ensemble qui me
fait honte.
Et tant pis s’ils oublient de me donner à boire ou à manger. Je n’ai ni faim
ni soif de toutes les manières et je reste obstinément assis sur le sable à regarder la mer d'un air détaché ou qui se veut tel.

Quand je sais qu’ils se sont endormis dans leur chambre voisine de la mienne,
je rallume la lumière et je me laisse embarquer à nouveau dans mes voyages
sur la banquise.
Je pars avec les chasseurs pour guetter le phoque qui fournira la viande,
les vêtements avec sa peau et la lumière avec son huile.
Je m’y connais drôlement sur ces coutumes et méthodes de chasse et de survie
dans ces terres du dos du monde et je crois bien que je saurais me débrouiller seul lorsque souffle le terrible blizzard avec tout ce que ce livre m’a appris

Je n’éprouve pour lui que haine et mépris. Ce mépris, cette haine sans
faille d’un enfant de 10 ans déçu au plus profond de lui par un adulte qui a
pris la place de son père. Déçu par cet homme qui vit avec ma mère. Je ne sais pas comment l’appeler, j’ai essayé « petit père » pendant un moment mais c’est trop long à dire bien que ma mère m’ait encouragé à m’adresser à lui comme ça. J’ai abandonné et c’est bien compliqué quand je dois lui parler, j’évite donc le plus possible de
le faire sauf cas de nécessité absolue

Parfois, il m’arrive de suivre la petite rivière qui passe derrière chez
nous et je monte sur l’un des flancs de la vallée. Là, je m’arrête devant la
grande pelouse bien taillée avec une grande et spacieuse maison tout au
bout.
C’est là qu’habite le fils du chirurgien avec qui je joue pendant les
récréations. Depuis l’endroit où je m’arrête, il m’est arrivé de voir des grandes
personnes assises sur des chaises longues et à qui quelqu’un apportait des tasses sur un plateau.
Du thé probablement; c’est un breuvage «distingué» qui n’a pas droit de cité
à la maison.
J’aurais aimé qu’il m’invite chez lui mais on se contente de jouer ensemble
dans la cour de l’école et je ne foulerai jamais l’herbe bien taillée de la
grande pelouse bien verte.

Je n’éprouve que haine et mépris pour cet homme chez qui tout me révulse
avec, souvent, la parfaite mauvaise foi d’un enfant malheureux.
Je ne suis pas un enfant martyr. Il ne me frappe pas, je crois qu’il a lu
une telle haine dans mes yeux qu’il se méfie de mes réactions en dépit de
mon jeune âge.
Mais bien des années plus tard, il me fera payer mon attitude mais ceci est
une autre histoire…

Je suis seulement un enfant seul et terrorisé, un enfant qui fait l’apprentissage de la solitude qui va rester une constante de sa vie et que tant bien que mal, il devra apprivoiser…

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Claude,

venue vous lire, via le blog de mon amie Ambre...
touchée par vos souvenirs, et ce ton humble qui sonne juste et beau.
Votre livre Inuk m'a rappelé un livre d'enfance à moi : http://www.paulemilevictor.fr/chapitre5_fr_1.html
L'aviez-vous lu aussi ? (Il n'est jamais trop tard :-))

claude a dit…

Bonsoir, Bibi

C'est gentil cette visit sur mon blog. J'étais venu sur le votre sans y laisser de commentaire. Siante paresse quand tu nous tiens, hein. En fait j'avais fait la tournée des amis(es) d'Ambre me doutant bien qu'il ne pouvaient qu'être dignes d'interêt et c'est bien le cas
J'ai lu effectivement PE Victor qui sagement a su assurer son transfert des rivaves glacés du grand nord artique aux lagons parfumés de nos mers du sud

Claude

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