19.1.07

Le crapaud




L’été bruisse de vie. Le bruit des mouches qui bourdonnent a pendant longtemps été pour lui le bruit même de la vie.
Il lui suffit de déplacer légèrement une pierre au pied du vieux mur. Il est là au fond du trou Il l’a trouvé par hasard, tapi, immobile au fond de sa cachette. Il est énorme au moins selon nos normes occidentales. Il trône là, immobile, hiératique et il lui apporte en offrande des mouches récupérées sur le tortillon collant que la grand-mère accroche à l’une des poutres du plafond de la cuisine
Il ne se lasse pas de le voir entrouvrir sa gueule énorme et soudain projeter devant lui une langue épaisse et gluante pour saisir la proie offerte
Il a des yeux topaze, énormes et leurs regards se croisent de temps à autre. Il peut rester là de très longs temps jusqu’à que la grand’mère l’appelle : Julien, où es tu encore ? Allez, viens manger…

Elle est jeune et belle. Une infirmière fraîche émoulue de l‘année dans sa blouse blanche immaculée. Il lui arrive de chantonner pendant les soins. Elle a des gestes très professionnels et il lui arrive de s’excuser de l’inconfort qu’elle va me procurer
Je pense qu’elle est nue sous sa blouse, pas de soutien gorge, ça je suis sûr, une petite culotte probablement. Mais je m’en fous, leurs médicaments sans doute, je ne bande plus depuis longtemps déjà et c’est mieux comme ça.
Ses yeux brillent dans les fins d’après midi, elle va rejoindre bientôt un amoureux et il m’arrive de tenter d’imaginer leurs ébats mais cela n’entraîne qu’indifférence de ma part voire un certain dégoût pourtant j’aime bien que ce soit elle qui vienne me prodiguer les soins
Qu’est-ce que je représente pour elle ? Un malade parmi d’autres et pour lequel elle est payée pour dispenser des soins et qu’elle oublie sitôt la porte franchie…Un corps vieilli et fatigué qui n’est rien qu’un terrain d’exercice professionnel et sa sollicitude n'est probablement que le masque du plus profond désintérêt

Il lui ai donné un nom mais il promis de ne le dévoiler à personne. Il se glisse auprès de lui dans sa cachette et apprend comme lui l’immobilité et l’attente. Il sait qu’il ne dort pas. Imperceptiblement, ses flancs se soulèvent, trahissant sa respiration, il peut rester comme ça parfaitement immobile et il calque son immobilité sur la sienne
La grand-mère l’a envoyé chercher du lait à la ferme voisine. Il est parti avec le pot rouge qui a un couvercle avec des trous. Un morceau d’écaille manque sur le côté et c’est lui qui souvent tire le lait directement du pis de la vache et il lui arrive de laisser couler directement le liquide chaud et douceâtre jusqu’au fond de la gorge
C’est en revenant et avant de traverser la route qu’il aperçu le tas informe légèrement sur le bas-côté, il a tout de suite su que c’était lui. Il a le ventre éclaté et ses viscères vert- tendre et rosés sont répandus autour de lui. Il est mort. Vous savez, vous de quelle couleur c’est du sang de crapaud ? Moi non, pas rouge en tous les cas
Il est revenu vers la route en cachant derrière son dos la pelle qui sert à la grand-mère à ramasser les poussières quand elle a fini de balayer la pièce du rez-de-chaussée
Il l’a remis dans sa cachette en prenant bien sien de repousser la pierre pour en obturer l’accès…

Les heures se traînent à l’hôpital et cette pièce qui est maintenant ma demeure est pleine de bruits que je n’identifie pas, des bruits réguliers comme ceux d’un métronome et dans mon bras coule, goutte à goutte, un liquide qui se répand lentement dans mon corps.
J’ai appris l’immobilité et l’attente. Tout à l’heure, l’infirmière viendra et elle me dira qu’elle va me faire un peu mal mais que c’est pour mon bien. Avec ces tuyaux qui me sortet de la bouche, je me contenterai de pousser un vague grognement.
Et le soir viendra et je me noierai encore dans les indéchiffrables et mystérieux yeux topaze de mon ami le crapaud avant que la nuit ne se répande sur la ville qui de loin palpite et scintille …

Claude

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