
LA MORT DU TIGRE
Il s’est levé très tôt ce matin là. Sa femme s’est retournée brièvement sur le charpoï, ce lit de bambou et de cardes de jute qui occupe le fond de la pièce encore obscure qui sert de pièce commune dans cette modeste maison du village qui borde la réserve. Elle a d’ailleurs replongé dans un sommeil dont il ne souhaitait d’ailleurs pas qu’elle sorte complètement.
Avant de sortir, il a jeté un bref coup d’œil sur l’amas de couvertures informes sur lesquelles se trouve son fils cadet, la respiration courte et sifflante mais il ne s’est pas attardé. A quoi bon d’ailleurs, sans argent pas de soins possibles et efficaces, sans soins, pas d’amélioration possible de son état.
Il a légèrement haussé les épaules et s’est mis en marche vers la forêt qu’on distingue comme une noire muraille là-bas, à l’opposé de l’aube à peine naissante.
Il connaît le chemin pour l’avoir pris de nombreuses fois avec père qui lui-même l’a pris avec son propre père
Il connaît les possibles embûches, il sait par exemple où traverser à gué la rivière Rapti et éviter les rencontres avec les crocodiles des marécages
Il sait aussi qu’aujourd’hui, les hommes de la RNA, la Royal Nepalese Army, chargée de la protection des forêts ne seront pas de sortie. Quelques roupies judicieusement réparties ont suffi à dénouer la gorge d’un soldat de cette unité de protection sensée jeter des yeux jaloux sur les merveilles que recèle le parc et sur les mouvements des hommes qui rodent à sa périphérie

Il s’est réveillé très tôt ce matin là. Plus exactement, il s’est dressé sur ses pattes d’un brusque mouvement secouant la torpeur qui s’était emparée de lui. La nuit a été fructueuse, il a réussi à abattre une jeune femelle de cerf chital. Sur le point de mettre bas, elle avait eu un moment de retard dans sa fuite, quelques dixièmes de secondes qui lui avait été fatals. Impitoyablement, après une course parallèle à la sienne, il avait soudain bifurqué, griffes en avant et l’avait immédiatement mordue à l’arrière de la nuque. Elle s’est effondrée sous le poids de l’énorme tigre et son agonie a été brève
Cette mise à mort avait soulevé une cacophonie de cris et de hurlements dans la jungle environnante, les singes langurs, d’innombrables oiseaux plus quelques timides mammifères courant se mettre à l’abri puis lentement le silence était revenu et le menu peuple des sous-bois avait progressivement repris ses occupations
Il a posé sa patte sur l’encolure de la bête dans une inattendue et trompeuse posture de tendresse. Puis, comme à son habitude, après avoir constaté la disparition de toute trace de vie dans cette chair tiède, il s’est redressé pour faire basculer ce qui n’est maintenant qu’un cadavre et a entrepris de l’éventrer d’une de ses griffes précise et aiguisée comme un scalpel de chirurgien
C’est là qu’il avait découvert qu’elle était sur le point de mettre bas et quand il plongea son mufle énorme dans les entrailles et déchira le placenta. Il commença tout de suite à déguster la chair frémissante et délicate de la minuscule créature qui n’aurait jamais la chance de galoper le long de la rivière et de savourer la tendre herbe, celle d’après les averses de mousson.
Il avait continué son festin avec la mère et s’en était retourné à diverses reprises se désaltérer au point d’eau tout proche, tout en gardant un œil jaloux sur sa proie sanguinolente.
Finalement, alors que l’aube commençait à accrocher quelques lambeaux de clarté à la jungle environnante, il s'est levé et s'est dirigé vers le couvert des grands arbres qui bordaient la plaine et ses herbes à éléphants.
Très haut, des yeux attentifs et perçants avaient déjà repéré l’aubaine.
Plus loin, son ouie extraordinairement fine a perçu un aboiement bref, suivi d’autres. Il a su ainsi que les doles s’étaient mis en chasse et qu’ils ne tarderaient pas à se repaître des restes de l’antilope lors de leur passage dans ce secteur. Mais il n’en a cure, rassasié, il a hâte de quitter cette zone découverte et de rejoindre les couverts ombreux et protecteurs de la vieille forêt.
On l’avait discrètement contacté car on le savait pisteur hors pair et connaisseur de la vie de la jungle et des mystères de la forêt. On savait la présence récente d’un tigre blanc dans cette réserve située à la première marche de cet escalier gigantesque que constitue le Népal, dans cette partie plate et basse située au niveau de la mer appelée Teraï et refuge de tant d’espèces aujourd’hui en voie de disparition.
Lui aussi savait, il avait suivi l’arrivée impromptue de ce représentant d’une espèce rarissime et présente en Inde seulement et encore, seulement dans l’élevage spécialisé du maharadja d’un état du sud. Comment était il arrivé là ? Nul ne le sait mais sa présence n’avait pas mis longtemps à être remarquée parmi tous ceux évoluant de près ou de loin dans cette plaine, bordant le parc, véritable fournaise lors de la saison chaude et chaudron infernal lors des pluies de mousson.
Un jour, un mystérieux émissaire s’était présenté de nuit dans le village. Il avait apporté avec lui une boîte avec à l’intérieur une petite merveille de la technologie moderne, un fusil capable de propulser des munitions à très grande vitesse sous un volume d’encombrement extrêmement réduit. Il fallait à tout prix s’attacher à causer le minimum de dégâts aussi bien à la fourrure qu’aux viscères et aux os de l’animal, sa rétribution dépendrait évidemment de cette mise à mort. Rien de ce qui était « commandé » ne devait être abîmé. Le client lointain et exigeant avait particulièrement insisté sur ce point.
Lui, il le savait à quel point précis le tigre devait être frappé pour que ces conditions soient remplies, son interlocuteur le savait lui aussi et lui faisait confiance sur ce point
Après un dernier regard aux restes sanguinolents sur le sol dispersés sur le sol et qui avaient été le corps d’une gracieuse créature, il s'est mis en route
Les épais coussinets qui terminent ses pattes savent écraser avec délicatesse la moindre brindille ou feuille morte afin qu’aucun bruit ne puisse être émis pour signaler sa progression. Ombre parmi les ombres, vague forme sachant se fondre entre clarté et lumière, formidable de puissance et de majesté, l’animal se dirige maintenant de sa démarche souple vers ce lieu qu’il affectionne tant dans cette jungle où il règne sans partage
L’homme chemine maintenant le long de la rivière, il a vu le manége des vautours un peu plus loin au nord. Il sait qu’un prédateur a frappé et que les fossoyeurs à plume sont là pour finir de faire disparaître les restes de la bête sacrifiée. Ainsi le veut la loi éternelle de la jungle et il sait, il devine que le prédateur est cette merveilleuse créature dont il a commencé la traque et soudain les battements de son cœur se sont accélérés
Il connaît son but, c’est cet arbre vieux et grand dans lequel, à quelques 20 mètres de hauteur on a érigé une plate forme. Son père l’a connue comme l’a connue le père de son père. Qui la posée, nul ne le sait mais de mémoire de voisins du parc, on l’a toujours connue à cet endroit.
Le tronc est légèrement incliné et on a pris la précaution d’échancrer l’écorce pour faire un semblant d’escalier et, en dépit des ans, il sait que l’ascension jusqu’à ce point d’observation lui sera facilitée et c’est là qu’il se rend de son pas pressé et précis
Il a continué la tournée d’inspection de son royaume, humant des présences indésirables, celles de congénères, possibles prétendants à un remplacement non voulu et il a soigneusement uriné aux quatre coins de ces arpents de jungle éparse et de forêt touffue. Loin devant, il a détecté la présence d’un éléphant, un encore sauvage puis que sans odeur humaine à proximité. Un coq de jungle a soudain chanté et ses muscles, l’espace d’un bref instant se sont bandé comme pour bondir dans la direction du chant mais il s’est ravisé et a poursuivi se fondant comme une vague ombre blanche dans le clair obscur d’un paysage tellement familier qu’il en connaît tous les recoins
L’homme est arrivé à l’arbre et il a entreprit de l’escalader pour atteindre au-dessus de lui la plate-forme d’observation invisible du dessus, perdue qu’elle dans le feuillage de l’arbre qui l’accueille. Il est prêt à une longue attente et c’est pourquoi il a pris la précaution de s’accompagner d’une gourde emplie d’eau mais il connaît les lianes pendues au tronc qui lui délivreront quelques gouttes qui lui feront un complément propre à étancher sa soif. Il a pris possession de son poste où il va pouvoir procéder au montage de l’arme de précision qu’on lui a remise.
Loin, très loin, dans une trouée des branches, au dessus de la brume de chaleur qui commence à s’étendre, il peut encore apercevoir ces étincelants sommets couronnés de blanc dont on dit qu’ils sont la demeure des dieux et un frisson lui court le long de l’échine
Il a continué sa route dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et toujours en « palpant » le vent de toutes ses vibrisses frémissantes. Nulle présence inquiétante n’a été détectée et il se dirige maintenant vers cet endroit qu’il affectionne particulièrement, un escarpement de jungle qui s’appuie sur un bosquet de hauts bambous et un espace libre au-delà duquel a poussé un gigantesque peepal qui domine du haut de ses vingt mètres ou plus le terrain environnant.
Les heures se sont lentement égrénées, la chaleur est devenue suffocante, et de temps à autre, il essuie doucement les gouttes de sueur qui perlent à son front en s’assurant de ne faire aucun geste trop précipité. Au dessous de lui, quelques rares animaux sont passés. La jungle et la plupart de ses habitants, assommés par la chaleur ambiante, se terrent et se taisent
Soudain, un changement imperceptible dans son champ de vision lui fait tourner le regard, là, précisément là où de tout temps il savait qu’il serait au rendez-vous fixé de tout temps, un mouvement rapide et furtif s’est produit. Et là où il n’y avait rien, une silhouette se découpe maintenant et tout d'un coup sur un le fond des bambous en bas de l’escarpement.
Il lui faut longtemps fixer l’endroit pour inscrire la totalité de la silhouette imposante dans son champ de vision. Le tigre est arrivé chez lui. Doucement l’homme monte l’arme à hauteur des yeux et dans la lunette d’approche, il voit la tête, effrayante mais aussi pleine de noblesse et de la beauté pleine et entière des habitants des premiers temps de la terre.
Surtout, il peut voir au centre de son réticule les yeux. On dirait qu’ils le fixent, des yeux profonds, bleu pâle, couleur des lointains glaciers des montagnes sacrées d’au-delà les horizons, et ce regard le transperce comme le ferait le fil d’une épée
Avec un soupir de contentement, le tigre s’est couché, la tête encore levée pour humer l’air et se rassurer sur des présences hostiles ou inopportunes.
L’index de l’homme imperceptiblement se déplace pour venir effleurer la queue de détente de l’arme, il prend son temps, il sait qu’il a le temps car le vent lui est favorable et que le tigre n’a pas pu le détecter à l’endroit où il se trouve. Il commence lentement à actionner la détente et il sent le léger renflement avant la percussion de la munition
Un bruit brutal et soudain parvient jusqu’à son cerveau et une puissante poussée d’adrénaline commence à contracter ses muscles pour le préparer à effectuer un de ces sauts majestueux dont il est capable dans l’attaque comme dans la fuite mais le projectile frappant précisément au défaut de l’épaule a été plus rapide. Il explose littéralement au contact du cœur, causant tellement de dégâts qu’en un réflexe instantané le cerceau coupe tous les circuits conscients et inconscients de réaction à une situation imprévue pour ne plus jamais les réactiver et le mufle imposant s’affaisse sur les pattes avant dans une posture d’abandon comme si l’animal, fatigué, venait tout simplement d'entrer dans un profond sommeil
En une fraction de seconde, l’homme a enregistré tout cela et a eu le temps de se dire qu’il ne serait pas nécessaire de procéder à un deuxième tir conformément aux engagements pris.
Mais c’est alors, qu’en dessous de lui, un craquement s’est fait entendre et soudain, probablement en raison de l’énergie dégagée par le recul du canon, un point d’appui de le vieille plate forme a soudain lâché.
Immédiatement déséquilibré, il n’a pas eu le temps de se rattraper à la branche située au dessus de sa tête mais le tigre n’a pu entendre le court hurlement de terreur et le bruit écœurant d’un corps venant heurter de toutes ses forces le sol en contrebas.
Un singe langur a poussé un hurlement modulé et quelques buissons se sont agités devant la fuite de quelques menues bêtes apeurées.
Très haut, un vautour en patrouille a changé la direction de ses cercles paresseux et lents bientôt suivi par l’un de ses congénères.
Parfaitement immobiles maintenant, deux cadavres sous le soleil impitoyable, celui d’un tigre et celui d’un homme, ont commencé leur lent processus de retour à la terre sombre et indifférente des origines.
Claude
